Un recueil de douze nouvelles, signé Emmanuelle Urien et paru en septembre 2011, au titre énigmatique : "Tous nos petits morceaux" . La citation donnée en exergue oriente vite la lecture:
L'homme regarde le miroir
Le miroir regarde l'homme (Koan zen)
Ce sera le principe narratif adopté par Emmanuelle Urien qui nous livre alors un jeu spéculaire assez fascinant dans la mesure où le miroir, unique témoin de l'intime, renvoie des images, des secrets et des mystères que l'individu cache aux autres et ne s'avoue pas à soi-même la plupart du temps.
L'ouvrage est composé de douze nouvelles courtes (entre dix et vingt pages) sorte de puzzle dont le lecteur reconstitue peu à peu la cohérence. De façon extrêmement originale, la parole est assumée onze fois par des miroirs ou un miroir. La dernière nouvelle,"Le jeu du miroir" où la collectionneuse parle, donne sa signification à la série et accentue l'unité de l'ensemble. De ce fait, la boucle est bouclée avec la première.
En sorte de préambule, la première, "Eclats de miroir" met en scène des miroirs collectionnés et entassés dans un sous-sol obscur. De tout genre et époques, ils profitent d'un pâle rayon passant par un soupirail pour sortir de leur silence d'oubliés et se vanter de leurs expériences passées en compagnie des humains. Chacun par la suite contera sa propre histoire mettant en scène des femmes, des hommes, des enfants, des adolescents, des vieillards... Tous sont malheureux, déchirés par le regard qu'ils portent sur eux-mêmes et que les miroirs leur renvoient inlassablement. Tous sont tentés par la mort , se mettent en danger ou succombent, veulent traverser le miroir...à la recherche d' un paradis perdu ou rêvé.
La mort rôde constamment ou s'impose comme soulagement à la douleur d'être soi, les miroirs éclatent, disparaissent, s'oublient...Mais eux n'ont rien oublié de ces vies qu'ils ont accompagnées et ils disent ce que nul ne savait:
L'inévitable vieillesse, le dégoût de son corps, le mépris de soi, la violence qu'on ne sait plus réprimer, le passage à l'acte meurtrier, la jeunesse bafouée, l'enfance sacrifiée, l'impossible acceptation du destin ravagent les existences.
Tous les êtres qui traversent ces nouvelles sont confrontés au problème du double. Comment concilier les deux parts de soi?. Le miroir est la constante allégorie de la gémellité.
Qui est qui? Le vrai, est-ce celui que la vie entretient, fait bouger, aimer, tuer, écrire, rire ou est-ce le reflet renvoyé par le miroir?
Le propos pourrait sembler ardu parce qu'il ouvre des perspectives insondables, mais il n'en est rien . Même s'ils ne comprennent pas bien les humains, les miroirs semblent raconter en toute objectivité et naïveté ce dont ils sont les témoins. Mais la subjectivité et la fantaisie envahissent leur discours: ils se prennent d'affection pour leurs reflets, les apostrophent, commentent, expliquent, philosophent, voudraient intervenir et changer leurs gestes ou contrecarrer leurs décisions. Capable aussi de détester et de tuer, la psychée est animée de bas désirs de vengeance dans la nouvelle" Psychée et Thanatos":
Depuis toujours , à l'âge où tout est vacillation, j'apprenais aux jeunes filles à s'aimer. Aujourd'hui, je dicte à Louison les raisons de sa propre colère et je lui montre les armes à retourner contre elle-même. Contre ce corps qui refuse d'être un corps et se rejette à chaque entrevue. J'ai brouillé son image et grossi ses traits. c'est donc de mon seul fait que Louison se trouve mal d'être elle-même.
Le miroir a sa place dans le monde des Lettres, auprès d' Alice, Blanche-Neige...Si cela pouvait aider le fou...
C'est bien la seule qui ait compris. que j'étais autre chose que ce machin dur et froid calé au creux d'un mur. Autre chose qu'un objet. Mais c'est qu'elle était folle Alice.(..) Elle est entrée, Alice(..) Elle a vu en moi une fenêtre ouverte, une porte, une quelconque béance qui lui offrait passage. Et elle est passée. Logique, Alice . Puis ressortie. C'est dommage.
Je suis aussi le magicien qui a trahi Blanche-Neige, alors, méfie-toi.
Pour une fois qu'on s'adressait à moi, "Miroir, mon beau miroir", il a fallu que ce soient les méchants qui m'aient en main. La belle reine, la marâtre gironde. Au final, une sorcière, et qui ne l'a pas emporté au paradis. L'autre non plus, remarque. Une horde de nains qui en font leur boniche, et croquée la pomme, et puis le prince Machin, et vomir la pomme, enfin l'amour et le bonheur promis. Tout ça pour finir comme tout le monde, comme avant, avec une horde de nains qui en font leur boniche et Papa Ours qui demande à quelle heure la soupe sera prête. Rien à dire, c'est encore moi qui ai le mauvais rôle: celui dont personne ne se souvient , et pourtant , j'ai tout vu.
C'est écrit pour donner à entendre les discours des miroirs: on prend beaucoup de plaisir à ce jeu imaginaire qui nous renvoie pourtant à des images bien connues du réél, de celles que l'on ne voudrait pas voir.
Je remercie Catherine de son article (http://laculturesepartage.over-blog.com/article-tous-nos-petits-morceaux-d-emmanuelle-urien-89441222.html) et de son envoi qui m'ont permis de découvrir et d'aimer cette nouvelliste, Emmanuelle Urien.
D'un Noir si Bleu- Editeur. ISBN 978-2-916499-61-1