" Instructions pour sauver le monde"...
Le titre, traduction littérale du titre espagnol, pourrait faire penser à un traité théorique, intellectuel, à un programme quelque peu utopiste et didactique d'autant plus que jamais n'apparaît l'indication du genre de l'ouvrage.
Pourtant, il n'en est rien et l'auteur Rosa Montero propose ici un livre qui répond aux critères du roman assez classique: quatre personnages principaux, une narration à la troisième personne et une progression de l'intrigue mouvementée et passionnante dans les quartiers suburbains de Madrid.
Je dois dire que la lecture de ce roman assez court (270 pages) m'a retenue, que j'aurais voulu pouvoir le lire d'une traite.
Comment expliquer cet intérêt?
D'abord, l'accroche est bonne: l'histoire commence par une scène au cimetière où le veuf, Matias, hébété, assiste à l'enterrement de sa femme adorée, "un de ces enterrements merdiques auxquels nul n'allait, seulement trois ou quatre personnes, une tristesse, et pire, avec ce jour horrible, avec cette obscurité, avec ce froid". Pour lui, plus de salut, le monde est mort, plus rien n'a de sens, ni son métier de chauffeur de taxi, ni le souci de son existence à lui .Seule le retiennent à la vie l'obligation de nourrir les animaux La Chienne et Toutou, affreux mais affectueux et fidèles et l'idée fixe de la vengeance: retrouver celui qui n'a pas su diagnostiquer le mal de Rita et le punir. Matias est une force de la nature fragile et tendre sous son écorce.
Il se liera d'amitié avec Cerveau, jusque là mutique etensevelie dans ses pensées . Elle est en fait une vieille scientifique érudite et alcoolique, aristocrate déchue aux talents de pédagogue et de philosophe, capable de disserter et d'expliquer la loi de Kammerer sur les coïncidences à un coin de table du bistrot. Cerveau est un personnage inoubliable: frêle et forte, elle affiche une dignité insolente et une intelligence vive. Elle est authentique, solidaire et avec Matias, ils forment un couple étrange de solitaires brinquebalant leur misère intérieure et jugulant leurs douleurs secrètes.
Daniel, la quarantaine désabusée, malheureux de désamour, médiocre médecin urgentiste routinier, traîne sa vie derrière lui. Sa seule échappatoire, l'univers virtuel qui lui procure des sensations, réveille sa libido et l'entraîne vers des rencontres et expériences malsaines et excitantes. Victime né, faible, velléitaire, il croisera la route de Matias pour une aventure rocambolesque et terrifiante dont il sortira meurtri mais revivifié (pour un temps...)
Enfin, Fatma, magnifique prostituée africaine, est le rayon de soleil dans cette humanité dégradée: rescapée des pires horreurs, elle a vu périr sa famille, son village dans les atrocités de la barbarie des guerres civiles. Elle "travaille" au Cachito, bordel de luxe à côté de l'Oasis-nom symbolique_ où les paumés de la vie viennent trouver refuge.Elle cache sur elle Bigga, le lézard "d'un vert très pur, un bleu flamboyant".I l est son seul secours et attache affective, son totem, celui qui l'a sauvée du désespoir et de la mort: c'est son plus grand trésor, l'âme réincarnée de son petit frère torturé et mutilé à mort. Fatma assume son sort avec fatalisme.
Leurs chemins vont se croiser, s'enchevêtrer selon la loi des hasards ou des coïncidences, produisant un effet de mise en abîme assez réjouissant avec les théories expliquées par Cerveau.
On trouve de tout dans ce roman conçu avec un bel art de la narration :
De l'émotion, de la tendresse, de l'amour, de la passion, de la finesse , de la grossièreté, de la violence, de la bassesse, de la cruauté
Du rêve, de la réflexion, de la philosophie et de la folie
De la beauté et de la laideur
De l'apathie morbide et du déchaînement des pulsions, de la douceur et des coups...
....Bref, c'est l'humain sous toutes ses facettes que l'on découvre sur ce théâtre sordide des faubourgs madrilènes où l'on joue la tragédie des dernières heures. tous ont cru à un moment donné leur dernière heure arrivée mais ont survécu!...Ici, la toile de fond est l'actualité" d' un tueur surnommé "l'assassin du bonheur" parce qu'il donne à leur visage un sourire éternel... Métaphore claire du récit qui fonctionne souvent comme un thriller dont l'humour (noir, évidemment, n'est jamais exclu).
Très bon document sociologique, belle étude de cas aussi, ce roman est surtout un conte philosophique .
Notre époque y défile avec son lot de perversités et de douleurs, Chacun des personnages croit atteindre le fond du malheur et de la désespérance, se donne pour mort, côtoie la mort, veut donner la mort, s'imagine incapable d'exister. Sinistre? Non! car cette histoire invite avec efficacité et espérance , mais sans illusions insensées à profiter de la beauté, à aimer, à écouter l'autre, "à maîtriser la douleur et rire de la vie, cette "incroyable folie".
Au bout du compte, un livre vivifiant!
Mais suffiront-elles ces" instructions, pour sauver le monde?"...
Editions Métailié (2010) ISBN:978-2-86424-714-2
Le livre a été publié en Espagne en 2008. Il a été traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse.
Rosa Montero est madrilène, journaliste et chroniqueuse . Auteur de romans traduits dans plusieurs langues , elle signe "La fille du cannibale", prix Primavera et best-seller en Espagne.
J'ai lu ce livre dans le cadre de la sélection du prix de la littérature européenne de Cognac.