Un grand coup de coeur pour le roman Sous la tonnelle écrit en français par l'auteure libanaise Hyam Yared et publié en octobre 2009 chez Sabine Weispieser,éditeur.
C'est la rencontre avec Hyam Yared lors des journées de Littératures Métisses à Angoulême qui a déterminé mon choix de lecture. J'ai découvert une jeune femme à la sensibilité forte qui dans une belle langue, a évoqué son livre et son pays natal, le Liban.
Elle a su émouvoir et persuader les lecteurs de partir avec elle découvrir cet étrange et tout petit territoire coincé entre de grandes puissances du Proche Orient qui menacent son autonomie. Pour y pénétrer, il suffit de suivre l'histoire de la narratrice confrontée à la mort soudaine de sa grand-mère: Je suis restée sans voix.J'avais quitté ce monde en même temps que toi. Pourtant je suis restée.
Elle reste, oui, pour retrouver dans l'intimité du boudoir de sa grand-mère les échos de l'enfance et de son adolescence heureuse auprès d'elle, les conseils avisés d'une femme qui entendait mener sa vie en toute liberté au mépris du danger, les choix extrêmes qu'elle avait faits. Peu à peu cette vieille femme morte reprend la parole à travers les épisodes retranscrits, comme son incroyable détermination à ne pas abandonner sa maison (car l'abandonner, c'est mourir deux fois) lors de la guerre civile. Beyrouth coupée en deux, séparée par une ligne de démarcation.(..) Même un chat ne pouvait s'y hasarder sans risquer d'être tué. Beyrouth Est. Beyrouth ouest. Ta maison, juste au milieu. Dans une zone fantôme désertée par ses habitants. Investie par des combattants oublieux de leur cause à force de tuer ou de crainte d'être tués. La narratrice évoque, dans une invocation à la morte, la vie de la jeune femme veuve à trente et un ans, sa fidélité inébranlable à son amour défunt et sa dévotion à contribuer au bonheur d'autrui, son combat pacifiste pendant la guerre civile, son intelligente diplomatie et sa force de résistance...Elle remonte le cours de l'histoire de sa famille arménienne. A cette femme idéalisée et accomplie, elle oppose sa propre vie de femme ligotée longtemps par l'autorité paternelle et la tradition qui ose enfin secouer le joug en divorçant de Fayçal épousé sans amour.
Alors qu'éclatent les premiers obus de l'offensive israëlienne, que les" corbeaux"ont quitté précipitamment la place, survient un inconnu très digne, venu apporter un gros dossier à la grand-mère. Ironie tragique, trop tard...
Sous la tonnelle, dans le jardin adoré, commence alors une longue histoire , à la troisième personne cette fois, celle de l'amitié amoureuse et terrible d'exigeance et de respect entretenue des années par lettres, littérature interposées entre la grand-mère et Youssef, hommeépris d'absolu et d'archéologie, rencontré au hasard d'une traversée vers l'Europe en 1947, peu après la mort de l'époux auquel elle avait juré une fidélité éternelle. C'est l'histoire de ce Youssef, de ses parents, de son fils Eugène qu'il n'a jamais connu, ici présent que le lecteur découvre en même temps que la petite fille médusée devant ces révélations. Seul fil à la recherche patiente qu'il a menée, un prisme offert en cadeau symbolique.
On voit s'élaborer un double et magnifique portrait de femme, complexe et attachant, émouvant.

Roman de Femmes, ce roman est aussi une fresque représentative de ce que fut la région des années trente jusqu'à nos jours (le roman va jusqu'en 2006). Un pays composé de dix huit communautés religieuses autonomes dotées d'un grand pouvoir reposant sur la tradition et le dogme, un pays de contradictions et de contrastes qui garde avec la France un contact très vivant, ne serait-ce que par la langue qui reste celle de la culture. C'est un roman historique dont l'essentiel se passe à Beyrouth et on suit l'intrigue avec d'autant plus de plaisir qu'elle est très bien menée et que les personnages deviennent très vite familiers. En effet, ils sont criants de vérité et l'auteur a de la tendresse pour eux et une intime connaissance puisque le roman met en scène la grand-mère de Hyam, des proches, des familiers et nous fait entrer dans leurs maisons et partager leur quotidien. Même ceux nés de l'imagination comme le personnage de Youssef ont une présence très forte.
L'histoire montre l'Histoire à travers les destinées individuelles,dernier maillon des conflits à l'échelle mondiale, comme par exemple, les répercussions de mai 68 en France sur la vie sentimentale de deux libanais.
Celle qui reste en mémoire quand le livre se referme, c'est la grand-mère disparue, sa liberté affirmée, sa générosité et aussi sa fantaisie, son humour, la fermeté de ses engagements. Point d'ancrage et guide pour la narratrice, la petite fille de trente ans, elle est un idéal de femme amoureuse, complexe et énigmatique dont les cahiers ne délivreront qu'une part du mystère. Hyam Yared reinvente les secrets de cette grand-mère chérie sans jamais la trahir.
Surtout, l'écriture de Hyam Yared est tellement efficace à suggérer l'émotion ou croquer des instantanés, qu'il faut résister à l'envie de la citer en entier. Donc, simplement quelques lignes :
Il a fallu ta mort pour que l'enfance me revienne en mémoire. cette manière de ne pas détacher tes yeux de ton laurier en émettant un soupir qui ressemblait à un soulagement. "Quelle petite grande chose que la vie!". Tu faisais une pause avant d'ajouter:"Détourne tes yeux de ce qu'il y a de laid. La beauté nous regarde en face". J'aurais bien aimé. Ma déception était hideuse et tes théories utopiques. J'ai longtemps cru que tu vivais dans le conformisme avant de réaliser que tu vivais pour elle. La beauté. Moi je voulais l'urgence. (...) Si j'avais eu à renaître, j'aurais tout changé, sauf toi. Je n'avais pas eu à te chercher pour te trouver. Tu étais là, tout simplement.
Voici pour la tendresse tout en retenue et pudeur...et voici pour l'humour au premier jour des condoléances, évoquant une dame arborant un manteau de vison en juillet:
Je l'ai revue plus tard, à l'heure du repas, qui se délectait des victuailles servies par la famille, tradition oblige. Célébration de la morte sur plusieurs jours. Trois. Trois jours au cours desquels toutes les délégations de corbeaux défilent. Des courts, des gros. Des sans pattes. Des sans ailes.(...) Ca creuse d'être corbeau. Ca donne faim. C'est là que je l'ai revue, enfournant une crevette de ses doigts boudinés. Lorsqu'elle s'est aperçue de ma présence, elle a pris un air triste et, la bouche pleine de crevette, ou d'ennui, m'a dit: "Il fait beau aujourd'hui."
Roman publié en 2009 aux éditions Sabine. Wespieser (environ 300 pages)