Comment Maud Lethielleux réussit-elle à captiver autant la lectrice que je suis alors que tant de livres passent entre mes mains et qu'a priori je n'appartiens pas à la tranche d'âge de la collection "Tribal" de chez Flammarion où il a été publié?
Je crois que Maud sait raconter des histoires et nous embarquer avec ses trois personnages, tous aussi paumés les uns que les autres, à la recherche éperdue d'un peu de tendresse, d'estime de soi et d'équilibre.
Ils viennent d'arriver chez Marlène, famille d'accueil à elle toute seule. Ils vont vivre quelques mois ici, au "bout du monde", sans grand confort, découvrir la vie simple et travailler à la restauration d'une grange plutôt délabrée. Ils sont trois: le benjamin, MALO, onze ans, au ventre toujours gonflé, gros bébé qu'on a séparé de sa mère; les adolescents, JUL l'anorexique qui vient de la rue et amoureuse à en mourir d'un type, Ley ,qui l'a pourtant rouée de coups avant de l'abandonner , et l'écorché vif, SOLAM, revenu de tout, armé d'une cuirasse de mauvais drôle, pour survivre à sa solitude et à sa détresse.
Etrange trio: ils ont du mal à trouver leurs places, s'agressent , se craignent ou s'ignorent tant leur souffrance est incommunicable autrement. On suit leur lente évolution avec un intérêt sans cesse grandissant au fur et à mesure qu'ils nous deviennent familiers, intimes. On les comprend après avoir été choqués ou dérangés par leurs attitudes, leurs obsessions ou le langage ordurier et provocateur de Solam. On a envie qu'ils s'en sortent, on craint les rechutes , les tentatives hasardeuses pour trouver la voie de la guérison de leurs plaies du corps et de l'âme.
Leur meilleur soutien, c'est le Journal qu'ils tiennent régulièrement, mais en toute liberté. Commencé sur l'ordre de leur tutrice, rempli d'abord plus ou moins en renâclant, il s'étoffe peu à peu, leur devient indispensable, la seule manière d'accéder à la véritable écoute d'eux-mêmes, le défouloir aussi de leurs rancunes, le lieu des épanchements intimes.
Il paraît que personne ne lira ce que j'écris alors je peux tout dire, c'est pratique, j'aime bien tout dire quand personne ne peut l'entendre". écrit Malo au tout début. Jul s'adresse toujours virtuellement à Ley. Quant à Solam,le rugissant, lui, il placarde rageusement ses pages sur la porte de Marlène :
C'est le point commun entre toi et me daronne: vous êtes trop vieilles pour vous choper un keum et un peu trop moches aussi.
Et vous avez un autre point commun toutes les deux: vous continuez de croire au Père Noël.
On se comprend, hein?
Allez, mamie, va chialer sur tes plantes, ça leur fera de l'oxygène.
Pour le lecteur, qui lit par dessus l'épaule de chaque enfant, c'est le choc dès les premières pages: l'écriture , la graphie, le niveau de langue caractérisent chacun d'eux: rapidement , il n'est plus besoin de regarder qui écrit tant les pages sont typées.
Mais ce serait une erreur de croire que ce roman est sombre, désespéré et désespérant: Certes,on y reconnait des visages de l'enfance et de l'adolescence meurtries, d'un contexte social véridique, mais il est bourré de tendresse, une tendresse parfois bourrue et qui a du mal à se dire mais authentique. Il y a de quoi être ému(e) par les cadeaux de Noël, humbles et superbes que chacun prépare dans le plus grand secret,(en particulier, le bonnet rose de lutin tricoté de traviole par une Jul débutante pour Malo) . Chacun finit par trouver l'envie de s'ouvrir à l'autre, de l'écouter, de lui faire plaisir, de lui procurer le moyen de donner un sens à sa vie, Une cellule aimante s'est édifiée grâce à chacun, tout comme la bâtisse en ruine tient maintenant debout grâce à leurs efforts conjugués.
On a ouvert les cadeaux sous l'arbre, il faisait froid, alors Marlène est partie et elle revenue avec du vin chaud pour les adultes et du thé aux épices pour moi. Nos bouches faisaient de la fumée. Après un moment , on est rentré et pour une fois, j'ai trouvé qu'il faisait très chaud dans la maison. (..) Mon brouillard s'est dissipé. Aujourd'hui j'avais le sentiment de tout voir après des mois en aveugle.(Jul, le 25 décembre)
Ce n'est jamais moralisateur, ni mièvre: le langage est celui des jeunes, pas celui des adultes,. Il est sans concession au bien penser et au bien parler: il semble "naturel" et ce n'est pas la moindre réussite de Maud Lethielleux que d' être parvenue à nous faire oublier qu'elle est là , derrière, que c'est elle qui écrit , avec ces voix multiples, à des äges critiques et des expériences familales et affectives si différentes!
Comment ne pas s'identifier ou reconnaître un jeune de son entourage, quand on est adolescent-lecteur? Comment ne pas réagir, quand on est adulte, à ces dérives et surtout à cet extraordinaire pouvoir des jeunes à revivre, à ces trésors de tendresse et à la fragilité qu'ils dévoilent sous des masques d'insensibilité et d'absence?
J'avoue avoir été émue par cette aventure commencée symboliquement un 7 novembre et terminée le 21 février. L'hiver n'est pas fini, tout n'est pas gagné, mais le printemps et l'espoir que la vie renaîtra plus belle pointent le bout de leur nez, "Tout près" du "bout du monde," il y a le Monde où ils ont désormais leur place, ces laissés pour compte.
Flammmarion 2010 . Isbn 978-2-0812-4850-2 _510 pages -10 euros!