Un grand coup de coeur pour ce Journal secret et une rencontre - plaisir avec Amy Wingate, personnage aussi passionnante pour le lecteur qu'elle a l'air insignifiante aux yeux de son entourage.
Amy cache bien son jeu, manipule la vérité pour elle-même, ment avec une incroyable bonne foi dans son propre journal. On la croit transparente, elle est opaque.
L'écriture, prescrite par son médecin comme thérapie à un mal de vivre et à une agressivité explosive liée à la ménopause, devient le catalyseur d'une remontée du passé refoulé et l'exutoire d'un esprit caustique et plein d'humour. Finalement, rien n'échappe au double regard sans concession qu'elle porte sur son existence et sur celle des autres, amis de longue date, ou jeunes voisins adorables et envahissants et sur celle de Gary, jeune Punk avec lequel elle cultive une relation ambigüe mais déterminante.
Ce journal intime, ou plus exactement "secret", -le terme a son importance-, se développe au gré des événements mineurs, quotidiens ou fondamentaux qui ponctuent les quelques mois de son élaboration. Commencé le mercredi 21 octobre, il s'achève le jeudi 28 avril et couvre 40 années de la vie d'Amy. Rien de systématique dans la fréquence ou la transcription des faits: le rythme de lecture est donc soutenu par un intérêt sans cesse relancé, d'autant que plusieurs histoires s'entremêlent.
Le tissu narratif est complexe, mais toujours parfaitement clair et on navigue avec jubilation dans les méandres des réflexions de l'incroyable Amy.
Comment qualifier cette auto-fiction?
Une plongée au coeur de la vie de province anglaise avec ses "parvenus" débordants de gentillesse et de commisération, à qui tout sourit (beauté, enfants, cottage de magazine, amour et fidélité, soirées -anniversaire avec les amis, etc..) jusqu'à la crise...; avec ses marginaux et sa vieille -fille toujours vierge qui n'a ni connu l'amour ni la vie de famille et arrive, revêche et solitaire à l'âge de la retraite anticipée, en l'occurence la dénommée Amy Wingate. Au final, une découverte ethnologique réussie.
une étude psychologique aux multiples entrées absolument passionnante.
un récit fin où l'humour affleure à chaque page avec distinction .
une intrigue qui maintient le suspense sans faiblir, une narration efficace à l'écriture maîtrisée qui joue sur les effets de miroirs, renvoyant le reflet du présent sur le passé
un tableau de la Femme libérée ou prisonnière face à des hommes un peu falots mais au pouvoir intact.
C'est tout cela à la fois.
Mais ce que j'ai aimé par dessus tout, c'est le ton, les considérations d'Amy croquant avec une certaine satisfaction gourmande ses "exploits" en tout genre.
Par exemple, sa manière d'échapper au baby-sitting que ses "merveilleux" voisins s'apprêtaient à lui offrir comme distraction:
Lorsque j'ai compris qu'on s'apprêtait à me transformer en forçat de l'heure du bain...
"Mais si, elle est fantastique avec les enfants, ma chère, et elle adore ça, la pauvre petite, vraiment."
...j'ai été bien contrainte de prendre certaines dispositions. j'ai fait en sorte de lâcher une ou deux fois le nourrisson sur la table à langer, après quoi j'ai bien failli le noyer -des péccadilles de cet acabit. Il est si fréquent d'être maladroit quand on n'a pas l'habitude d'une activité physique en particulier...J'ai été rapidement rétrogradée et je suis désormais affectée aux contes.
Incroyable aussi, le premier "contact" avec Gary, son futur protégé. Il vient de voler sous ses yeux et elle en a été ulcérée. Elle le retrouve par hasard, un peu plus tard, brandissant avec insolence son butin , et lui adressant une révérence, assis sur le parapet d'un pont alors qu'elle passe en voiture.
J'ai senti une explosion de rage monter en moi devant tant de suffisance, et comme ma voiture passait à sa hauteur, j'ai sorti le bras et je lui ai donné une poussée qui l'a catapulté par dessus le pont. Son corps a disparu derrière le parapet. (..) Je me souviens avoir espéré qu'il se soit brisé ou, à tout le moins foulé la cheville et j'ai ri aux éclats tout en m'assurant de prendre les plus petites routes secondaires pour rentrer chez moi. (..)
J'avais l'impression qu'il m'avait délibérément provoquée en duel et que j'avais remporté le match de façon loyale.
Les heures ont passé, ma raison s'est réinstallée sur son trône glacial et je me découvre horrifiée et amusée par mon geste.
Amy Wingate est décidement une vieille dame indigne, mais terriblement attachante!
L'auteure, Marcia Willet, alias WILLA MARSH, a publié une vingtaine de romans dont "Meurtres entre soeurs" en 2009 aux éditions Autrement;
LE JOURNAL D'AMY WINGATE (206 pages) , très bien traduit de l'anglais par Eric McComber a été publié en octobre 2010, aux éditions Autrement- littératures.
ISBN: 978-2-7467-1449-6.