" La nuit du vingt et un juin dix-neuf cent vingt et un, le capitaine Everard Gault blessa le garçon à l'épaule gauche. Visant dans le noir, au- dessus de la tête des intrus, il tira un seul coup d'une fenêtre du haut, puis regarda déguerpir les trois silhouettes, le blessé aidé par ses compagnons." Le coup du destin...
Ce récit tragique de la vie de Lucy a pour toile de fond L'Irlande du début du siècle, déchirée par des luttes intestines. La loi martiale est en vigueur, le pays est dans une agitation constante et les intimidations qui passent par les empoisonnements de chiens et les demeures incendiées poussent les "nantis "ou les Anglais haïs à fuir la région de Enniseala.
Les Gault en sont victimes; ce sont des petits hobereaux de vieille souche et Héloïse est anglaise. Menacés, devenus une cible de vengeance après le geste d' Everard, ils préparent leur départ, ou plutôt leur fuite, le coeur serré.
Lucy, leur fille unique et adorée, ne veut pas partir de sa maison, ne veut pas s'éloigner de la plage et des coins qu'elle aime. Elle a cru que ses parents sauraient répondre à sa détresse, finiraient par rester et quand il faut partir,elle ne comprend pas ce qu'elle considère comme une injustice et elle disparait. Elle a décidé de se cacher quelque temps dans une cabane abandonnée avec quelques provisions et un vieux manteau pour se protéger du froid .Ainsi, elle est sûre de faire prendre conscience à ses parents de sa volonté, de les faire céder. Au bout d'un moment, elle reviendra, pense-t-elle. Mais le sort en décide autrement:, elle se fait une entorse et se retrouve immobilisée au milieu des bois.
Un concours de circonstances et d'indices mal interprétés (vêtements retrouvés sur la plage) vont conduire les parents et l'équipe des recherches à conclure à une mort de la fillette par noyade. Au bout de plusieurs jours d'attente vaine, fous de douleur, Héloîse et Everard partent définitivement pour un voyage sans but et sans fin vers le continent. Ils ont confié leur maison et leur cheptel à un couple de vieux gardiens fidèles, Henry et Bridget. Personne n'arrivera plus à les joindre pendant des décennies pendant lesquelles la mère se consume de chagrin en dépit de l'amour de son époux et de la douceur de vivre en Italie.
Pourtant l'enfant a été retrouvée par Henry: elle est dans un état de faiblesse inouï, mais elle survivra, entourée de l'amour des deux vieux serviteurs.
Elle grandit, affligée d'une claudication et refuse de sortir des limites du domaine, même pour se rendre au village voisin.
Elle développe un sentiment de culpabilité intense et ravageur et attend le retour de ses parents: ils ne peuvent pas l'avoir abandonnée ainsi...Ils vont revenir...
En fait, "elle s'accommode de cette vie orpheline et refuse le bonheur commun et l'amour lorsqu'elle le rencontre. Pourtant, au sens littéral des termes, il vient frapper à sa porte: les deux jeunes gens sont amoureux, sont attirés l'un par l'autre, il veut l'épouser, elle dit non et le renvoie, lui ordonne de vivre sa vie avec une autre. Désormais , elle vit dans le souvenir, attend ses lettres, se ronge d'inquiétude pour lui quand il devra combattre mais à son retour, le renvoie de nouveau.
Les années passent: vieille fille, Lucy s'accommode de sa vie étriquée. Alors survient le père, devenu veuf: le choc est terrible pour eux deux. Lucy ne peut pas lui donner de la tendresse, elle lui en veut de toutes ces années gâchées, perdues.
L'affection , la sollicitude, elle les offrira à la "victime" de son père, le fils Hoharam, devenu fou de culpabilité: il a passé sa vie à rechercher le père, implore son pardon. Il se sent responsable de la mort de la petite fille qu'il est incapable de reconnaître en Lucy.
Elle se retrouve seule dans sa vaste maison décrépie dont elle a condamné la plupart des pièces, en proie à une mélancolie qui lui tient lieu de compagne. La vie a fui.
Ce roman est très beau, très bien écrit. La complexité des sentiments et la finesse de leur exposition retiennent l'intérêt.
La construction narrative qui insère des chapitres concernant le sort des parents dans la trame principale consacrée à l'histoire de Lucy fait ressortir encore plus vivement l'ironie tragique de la situation.
De plus le personnage de Lucy est fascinant : éprise d'absolu, incapable d'oublier la blessure de la trahison , elle ne peut pas non plus connaître la paix d'une existence banalement heureuse avec l'homme qu'elle aime avec passion et dont elle est aimée. Il lui faut régler ses comptes avec elle-même , avec son passé, son père revenu, la victime activiste. Aucune des solutions choisies ne la satisfait. Vivante, elle s'enferme dans sa maison, en fait son tombeau.
Toujours emplie d'un sentiment d'incomplétude, elle végète, s'étiole après un bref flamboiement amoureux.
On pense à la fois à Antigone, aux héroïnes de Tourgueniev et de Tchekhov pour leur tempérament passionné et leur énergie mise à renoncer au bonheur, mais Lucy impose sa propre personnalité dérangeante.
Ce serait trahir le roman que de ne pas mentionner les personnages "secondaires", très "humains" et attachants comme Bridget, la mère de substitution et Henry le taiseux. Ils constituent des contrepoints à Lucy, faisant ressortir son originalité à elle, héroïne née de l'imagination de l'Irlandais William Trévor.
La nature, le jardin aux hortensias, les abeilles, l'océan, la maison, le village, constituent une toile de fond tour à tour séduisante ou inquiétante. Rien de pittoresque dans ce roman, mais plutôt des paysages intérieurs.
C'est une lecture qui laisse des traces en soi, dérange et émeut.
William Trévor est considéré comme un très grand nouvelliste de langue anglaise et pour son roman LUCY, il a manqué d'un cheveu le Booker Prize en 2002.
Le roman a été traduit en français par Katia Holmes et a été publié en 2003 aux éditions Phébus. (275 pages)
ISBN:2-85940-888-6