Récit bouleversant et pudique sont les mots qui me viennent à l'esprit en quittant ces 140 pages qui retracent de manière fragmentaire, en suivant les méandres et les détours de la mémoire, la vie de Kim Thuy sur une trentaine d'années.
Kim est née à Saïgon "pendant la première offensive duTËT, aux premiers jours de l'année du Singe,(...)là où les débris des pétards éclatés en mille miettes coloraient le sol de rouge comme les pétales de cerisier,ou comme le sang de deux millions de soldats déployés, éparpillés dans les villes et les villages d'un Vietnam coupé en deux. (..) . Sa destinée semble toute tracée: elle suivra et prolongera celle de sa mère, fille d'une lignée de riches et de gens cultivés, mais l'Histoire, avec l'arrivée du communisme dans le sud, en décide autrement. Peu à peu spoliés de leurs biens et de leur maison, ils réussissent à s'enfuir, cachés et entassés avec des centaines d'autres exilés dans la cale puante et asphyxiante d' un de ces "boat-people" au destin le plus souvent tragique. Ils touchent terre, se retrouvent dans un camp de réfugiés en Malaisie, survivants exténués au milieu de la boue putride et des vers grouillants. Ils sont finalement accueillis au Canada où ils devront retrouver à force de travail éreintant et d'opiniâtreté la dignité qu'ils ont perdue et une place dans la société.
La petite fille de dix ans connait une enfance difficile qui fait d'elle une femme assez dure qui ne croit pas à la permanence des objets et des affections. Elle apprend le détachement, la mise à distance, conditions de sa survie mentale. Elle devient une autre, change de nom par force, s'adapte. Elle est sans racines, sans attaches et court, comme le "ru" à travers champs, entre deux mondes, deux civilisations, deux époques dont chacune laisse en elle des traces indélébiles, en dépit qu'elle en ait.
Ce livre, c'est la réconciliation de ces deux composantes d'elle-même, l'exorcisme, peut-être, par le biais de l'écriture, de la déchirure de l'exilée. Elle accepte de laisser affleurer ses souvenirs, les anecdotes tragi-comiques, les détails infimes qui jalonnent son parcours et qui lui donnent du sens comme des bols bleus , ultime vestige du temps d'avant ou l'odeur de l'assouplissant qui déclanche en elle le regret de l'Amérique lors de son retour au Vietnam trente ans après. Elle dit la douleur de n'être de nulle part, d'être jugée" trop grosse" de l'occident pour être reconnue vietnamienne, elle dit l'immense bonheur de connaître et de comprendre l'amour maternel, elle dit le Vietnam d'hier et d'aujourd'hui, toujours avec légèreté et surtout sans haine. Le récit coule comme le temps, et comme une berceuse (c'est la seconde signification de "ru" en vietnamien) endort la peine et laisse place à l'apaisement.
Ce premier roman est très fort.
Première publication: Editions Libre Expression, Canada 2009
Editions Liana Levi, 2010 pour les autres pays francophones.