VERSIONS DE TERESA: Etrange et original roman que celui-ci, organisé autour de l'énigme que constitue Teresa, adolescente autiste qui s'éveille à l'amour .
D'abord, le livre d'Andrès Barba, écrivain espagnol, propose une alternance de chapitres intitulés en fonction du regard , des sentiments de deux personnages: Manuel et Véronica. Placés en miroir, ils parlent uniquement en fonction de Teresa. Ils détiennent chacun des bribes de vérité et c'est au lecteur de les confronter pour en dresser une approche cohérente. La multiplication des points de vues et son effet de kaléidoscope donne un peu le vertige. On croit saisir qui est Teresa, la nature de ses relations avec les uns et les autres, les sentiments qu'elle inspire et soudain, par l'intervention de l' autre narrateur et donc d'un autre regard, la base s'écroule, il faut reconstruire un autre univers où la personnalité s'élabore différemment. Peu à peu Teresa s'anime pour nous, devient fascinante, tout comme pour Veronica et Manuel, on se met à l'aimer, à vouloir son éveil et les deux narrateurs révèlent des aspects d'eux-mêmes de plus en plus complexes, luttant contre eux-mêmes et entre eux.
Les repères temporels, apparemment balisés au début: le temps présent, celui de la recherche de soi et des autres; le passé proche de la colonie de vacances et la découverte de la sexualité; le passé plus lointain de l'enfance et des relations filiales et familiales se juxtaposent pour mieux se télescoper ensuite. Tous ces fils, ces pistes se rejoignent enfin sur une résolution aussi logique que paradoxalement inattendue.
En effet, Teresa, adolescente de quatorze ans au visage lisse et étrangement beau est l'objet de toutes les attentions de Véronica , sa soeur aînée et de Manuel, trentenaire mal dans sa peau qui a été son moniteur lors d'un séjour de vacances pour jeunes légérement handicapés. Tous les deux vouent un amour exclusif et violent à cette enfant presque femme. Teresa est belle malgré son épaule protubérante. Avare de ses mots, elle vit dans l'instant, se donnant tout entière aux sensations qui l' enchantent et vit sa vie avec une candeur désarmante. A côté d'elle, idéalisée, les autres, les "normaux", paraissent épais, maladroits, limités et eux-mêmes se sentent incomplets, mal aimants. Teresa est leur point d'attache, c'est à travers elle que Véronica et Manuel parviendront à une sorte de bonheur: Veronica vit l'amour de Manuel comme si elle était Teresa et Manuel retrouve Teresa à travers Veronica, chacun devenant en quelque sorte l'ombre de Teresa ou cherchant à s'y engloutir.
De fait, il n'y a aucune issue, si ce n'est tragique. Teresa peut-elle passer du statut "d'objet" d'amour à "sujet" aimant sans danger?
L'écriture d' Andrès Barba est le vecteur de ce déferlement de passions, de sensualité et de recherches aux tréfonds de la conscience. Elle obéit aux diktats de l'émotion, se moquant des contraintes de l'écriture codifiée: phrases ultra ponctuées ou au contraire obéissant au flots du bouleversement intérieur des personnages, syntaxe bousculée.
. D'autres fois, le style devient plus apaisé, plus "classique"...Miroitant à l'image de la structure narrative, il se fait lyrique, poétique ou pragmatique, efficace, distancié. Il épouse les fluctuations de la recherche intime confrontée aux épisodes du quotidien, banals, vus de l'extérieur...
"Longtemps après, Veronica penserait que c'était là, à cet instant précis, que tout avait commencé. La seconde où Teresa, sans rien perdre de sa fascination, se changea en un être plus proche d'une ennemie que d'une soeur. Et elle eut honte et peur, parce que dans l'immobilité de Teresa qui regardait ce garçon, dont elle ne savait alorsabsolument rien, tout paraissait changer. L'instant d'avant c'était sa soeur qui était entrée sur scène, et maintenant elle n'y était plus, c'était une autre personne, distincte, qui regardait, s'immobilisait comme quelqu'un d'autre."
Livre assez court (220 pages) il offre une exploration riche et dense de la passion humaine et ouvre à une réflexion sur le handicap et les problèmes de conscience, la culpabilité.
Livre sélectionné pour le prix des lecteurs de la littérature européenne 2011 qui sera décerné en novembre à Cognac.
Edition Christian Bourgeois 2011 pour la traduction française- ISBN:978-2-267-02144-8.