J'ai lu le roman d'Aravind Adiga, Le Tigre blanc, dans le cadre du challenge " BIENVENUE EN INDE" découvert sur le blog d'Hilde, avec un grand plaisir doublé d'une curiosité sans cesse éveillée par le tableau de l'Inde du XXIème siècle qui se construit en filigrane tout au long de l'intrigue.
C'est l'histoire d'une réussite individuelle que raconte un certain Ashok Sharma, entrepreneur à Bangalore," centre mondial de la technologie et de l'externalisation" au premier ministre chinois, Wen Jiabao, en visite prochaine dans la région. Installé dans son bureau, éclairé symboliquement par un énorme lustre à pampilles qui le met en pleine lumière au coeur de la nuit, il lui confie dans huit lettres , en un cycle de sept nuits, tout ce qu'il doit savoir sur la façon dont l'esprit d'entreprise naît, s'épanouit et se développe dans" ce glorieux siècle de l'homme jaune et de l'homme brun". En fait, il lui raconte sa vie, et celle de tous ceux qu'il côtoie ou a cotoyés et c'est l'Inde tout entière qu'il dépeint, celle d'avant et d'aujourd'hui, celle des nantis et des parias, celle de la "Lumière" et celle des "Ténèbres".
Ce parti pris d'une écriture épistolaire impose son rythme à la narration et autorise la confession d'une double personnalité à un destinataire qui devient de plus en plus familier dans les interpellations de l'Indien. Il permet la révélation progresive du parcours hors -norme qui a fait de lui, de son nom véritable Balram Halwai, l'assassin de son employeur dont il a usurpé l'identité aprés s'être emparé de son argent. Recherché par toutes les polices, il décripte pour son interlocuteur toutes les zones d'ombre et les étapes qui jalonnent son parcours et le lecteur n'a aucun mal à se sentir le destinataire privilégié de son récit. On sait, dès les premières pages, son passé de criminel et il s'agit alors de suivre le lent mais inéluctable processus qui l'a conduit à commettre l'assassinat.
Enfant intelligent mais d'une extraction si humble qu'il ne peut pas terminer ses études secondaires, il devient serveur dans un tea-shop pour un salaire misérable, refuse cette existence toute tracée et apprend à conduire. Il devient chauffeur d'un nouveau riche, et conduit monsieur et madame, son épouse américaine, Pinky Madam, aux caprices de star, dans le dédale incroyable de New- Delhi. Il apprend la dure loi de la jalousie de ses collègues, de l'humiliation permanente et fasciné par le monde de richesses et d'argent facileoù il vit désormais,il perd ses scrupules, sa morale et rompt avec sa famille et la tyrannie de sa grand-mère Kusum. Il choisit de garder pour lui seul son salaire et de jouir de sa liberté. Il se veut un homme neuf, moderne. Il découvre en réalité l'individualisme , l'égoïsme et la soif de l'argent inextinguible.
L'autobiographie sert en fait de prétexte à une autopsie de l'Inde au double visage: violente, corrompue, miséreuse, ambitieuse mais aussi pleine d'intelligence, de dynamisme.
On plonge au coeur de l'obscurantisme, des superstitions et de l'aliénation de l'individu écrasé par des siècles de soumission et par le système des castes:"Observez les hommes qui travaillent; je dis les hommes mais je ferais mieux de les appeler des araignées humaines". Et citant le poète Iqbal à propos des esclaves: "Ils restent des esclaves parce qu'ils ne peuvent pas voir ce qui est beau en ce monde"
On assiste, par les yeux de l'enfant horrifié qu'il était alors, au cérémonial de la crémation de sa mère sur les ghasts boueux et puants du Gange, aux punitions exemplaires infligées à ceux qui osent se rebeller contre les puissants locaux (surnommés La Mangouste, la Cigogne et le Buffle... ce qui dit bien leur degré d'inhumanité ) ou même voter aux élections du Grand Socialiste comme le veut la démocratie.
L'Inde des pots de vin, des élections truquées, de la corruption, des manigances politico- économiques est livrée sans complaisance au lecteur et le tableau n'est pas bien beau...
Aravind Adiga n'a pas peur de l'irrévérence et il ironise avec son personnage sur les croyances des Indiens" aux trente six millions de dieux" et les paradoxes de son pays en matière de culte.
On voit aussi l'Inde qui sort de l'antiquité et devient championne des technologies, tient l'Amérique en sous- traitance et construit des villes , des immeubles ultra- modernes et concurrence les plus puissants pays du monde
"L'Inde est en réalité deux pays en un: une Inde de la Lumière et une inde des Ténèbres. L'océan apporte la lumière à mon pays. Les régions situées à proximité dela mer vivent dans l'aisance. Tandis que le fleuve-le fleuve noir- apporte l'obscurité aux autres"(page 25)
Le Tigre blanc, surnom que son instituteur avait donné à l'enfant sans nom qu'il était alors parce qu'il avait été sidéré par son intelligence et la rareté d'un tel prodige, montre à travers sa correspondance pleine d'ironie, d'invention et de surprises narratives qu'il est digne de le porter. "J'ai réussi! Je me suis évadé de la Cage!" clame-t-il à la dernière page de sa missive, fusse au prix d'un crime. "Ca valait la peine de connaître le sentiment de n'être pas un serviteur" . Le roman se termine sur une exclamation "Ha". Comment l'interpréter? Un cri de soulagement, de victoire ou de défi? Les trois à la fois sans doute.
Même si mon propos est assez sérieux dans cette chronique, ne vous laissez pas abuser: le livre est très plaisant à lire et on ne s'ennuie pas une seconde! L'intrigue est bien menée et le style simple permet de lire vite. On se familiarise assez rapidement avec les termes hindis et il y a un glossaire...
En conclusion, une découverte enrichissante et agréable de l'Inde et de sa littérature contemporaine en compagnie du Tigre Blanc et de son jeune auteur lauréat du prestigieux prix Man Booker Prize en 2008 pour ce premier roman.
Roman édité aux éditions BUCHET-CHASTEL en 2008 et traduit de l'anglais (Inde) par Annick Le Goyat.