Le double titre nous indique d'emblée qu'il s'agit d'un roman fantastique placé sous le signe de l'intemporel, donc qui dépasse l'humaine condition et sous le signe du sang et de la mort avec le vampire qui hante Barcelone. Le livre tient ses promesses et regorge de mystère et d'horreurs "civilisées " ou barbares. Le narrateur est l'étrangeté même: "Je viens d'années sans frontières, de villes ensevelies, de cimetières qui me parlent, de chants dont nul n'a le souvenir.Je viens d'un temps lointain . Donc je ne suis jamais le même". Il n'a pas de nom, ou plutôt en change constamment tout comme il change d'apparence et de fonction pour s'adapter aux siècles qui passent; il y est obligé car son visage et son corps, eux, ne changent jamais puisqu'ils sont sans âge, sans expression, d'une pâleur de mort. Il fuit la lumière et combat sans cesse l'Autre qui lui voue une haine éternelle, il se ressource au sang et fait du "travail propre"...Le roman raconte ses histoires vécues au coeur de la ville et de l'Histoire.
Parallèlement se déroule en 2007 l'aventure professionnelle et intérieure de Marta Vivès à la recherche du passé de vieilles familles et de son propre passé. Victime d'un vol étrange ,elle va plonger dans les mystères inquiétants de sa famille et croiser la route de personnages énigmatiques sortis d'un autre temps, s'aventurer dans les dédales de l'antique Barcelone et de ses caves. Le Moyen-âge ressurgit et recoupe les épisodes du vampire jusqu'à la résolution finale.
L'intrigue double est passionnante et elle s'enrichit d'une constante interrogation d'ordre métaphysique car elle aborde la lutte éternelle des forces du bien et du mal, des problèmes posés par la Création. Dieu l'a-t-il terminée ou est-elle encore en gestation? Comment concilier la perfection supposée de cette création et la permanence du Mal à travers les siècles?
Qu'est-ce que le temps puisque tout n'est qu'un éternel recommencement ici, ailleurs ou "Dans la ville qui, en secret, se nourrit du temps, l'absorbant sans l'abolir. Le temps qui nous épie depuis ses interstices, le temps aux fenêtres"?
Autre question lancinante dans l'esprit du lecteur: comment justifier le fanatisme idéologique ou religieux et ses exactions au nom de la Vérité révélée ou du Bien suprême? Ici le Bien fait pire que le Mal incarné par le Vampire. Y at-il UNe Vérité?
On le voit, les pistes de lectures sont largement ouvertes à la réflexion.
Le roman publié en 2007 en Espagne y a connu un très grand succès et ce n'est pas étonnant car outre son intérêt narratif et philosophique, on y retrouve l' Histoire et ce je ne sais quoi fait de mystère et de violence qui plonge au plus profond de l'âme de ce pays.
Je devrais plutôt dire de Barcelone puisque l'on parcourt la ville depuis ses antiques murailles qui enserrent des quartiers populeux et surpeuplés, ses lupanars et ses bouges médiévaux, ses églises, jusqu'aux constructions de la ville olympique. On suit les ramblas, le parc Guell, les ruelles du barrio antiguo, les avenues de la nouvelle Barcelone tentaculaire. La ville s'édifie sous nos yeux avec ses différentes strates, les démolitions des palais ou la naissance d'édifices prestigieux comme La Sagrada Familia de Gaudi. Il doit être assez fascinant pour un barcelonais de découvrir le passé architectural de la ville, de découvrir que sous cette place animée se trouvent les pavés des places d'exécution publique ou que derrière les façades des anciens palais on torturait avec des raffinnements inouïs sous l'Inquisition. On y retrouve aussi les souvenirs des atrocités de la guerre civile et de ses folies.
L'originalité vient donc en grande partie du mélange intime de l'histoire médiévale et du vingt-et-unième siècle et de l'entrecroisement des voix narratives où l'on voit l'omniscience du narrateur contemporain contrebalancée par celle de celui qui est censé connaître à la fois le passé, le présent et le futur, le Vampire de Barcelone.
Roman publié sous le titre original "La ciudad sin tiempo" en 2007 en Espagne et en 2008 pour la traduction française à la librairie Atalante.