Au terme de dix années, le narrateur revient dans son pays africain (mais jamais nommé) qui a été déchiré par une guerre fratricide. Il est à la recherche de deux amis: Mozaya, le poète des citations, dont il apprendra très vite la tragique disparition et Asafo Jonhson dont il suit la trace avec l'aide de Maïs, l'enfant-soldat. Il le retrouvera exerçant " l'art-thérapie " au Sanatorium dans le cadre de la Reconstruction officielle...Voilà pour la ligne narrative.
Il est évident que l'essentiel de la force inouïe de ce roman est ailleurs.
Elle est dans le questionnement latent du narrateur : qu'est-ce qu'on fait des blessures que l'on porte profondément en soi? Le narrateur en effet se sent concerné par la guerre mais il a été épargné: il n'est ni survivant, ni victime, il est" revenant". Revenant, au double sens du mot: il revient dans la ville et il revient d'un endroit d'au-delà de l'horreur pour découvrir et comprendre. Il est le fantôme, l'intermédiaire entre le mort et le vivant . Il va à la rencontre du passé, il cherche"un temps où la vie était miraculeusement quotidienne" et interroge le rapport à l'histoire dans ce qu'il a d'humain. Kossi Efoui n'assène pas des vérités générales mais derrière ce conflit évoqué qui pourrait être celui du Rwanda, c'est l'histoire mondiale qui se dessine avec ses éternels recommencements, l'absurdité et surtout l'inutilité des solutions envisagées. Des solutions de pardon? de vengeance? de Justice? de conditionnement par les mots "Paix et Célébrations"?
Un constat accablant:"Le passé est devant nous". La tentative d'exorcisme du passé s'avère illusoire. Chacun sort contaminé à jamais pour peu que l'on ait été proche de l'horreur même si on a essayé,comme le narrateur, de suivre la ligne tracée dans l'extrait de Epreuves, Exorcismes de Henri Michaux, placé en exergue du second chapitre: "Il serait bien extraordinaire que des milliers d'événements qui surviennent chaque année résultât une harmonie parfaite. Il y en a toujours qui ne passent pas, et qu'on garde en soi, blessants. Une des choses à faire: l'exorcisme.(...) Tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile".
Sujet grave, s'il en est, que celui des massacres, des guerres et des déplacements de frontières...mais jamais de scènes abominables, de misérabilisme ou de pleurs. La narration est prenante, charnelle, violente mais c'est la voix de Kossi Efoui qui nous happe par sa vigueur, son inventivité. Elle a un rythme, la parole est comme lancée au visage, comme un "solo" de rap qui arrache les mots pour les marquer dans la mémoire de ceux qui les entendent. On a souvent envie de s'arrêter et de lire ces phrases à haute voix, de retrouver le charisme, la tonalité forte et poétique de l'homme aux talents d'orateur entendu un jour d'entretien aux journées de Littératures Métisses d'Angoulême dont il était un des invités. Ainsi dès l'ouverture, ces mots pour évoquer le long et interminable cordon d'hommes qui sortent des forêts à la fin de la guerre pour regagner l'au-delà de la ligne:
" Il faut imaginer les regards mal fagotés par un affolement contenu. Une résignation aux aguets trempée depuis longtemps dans les épreuves de marche qui ont mené la plupart jusqu'ici. Pour la première fois depuis dix ans.
Il faut imaginer la ligne de démarcation, la Zone neutre, les points de contrôle,la foule vivante sortie de longues forêts, des files d'hommes pourrissant sur pied, parlant une langue qui coule mollement comme lave, morve, salive et sueur, une langue dans laquelle on finira par comprendre que l'odeur des forêts n'est plus celle des arbres."
Il est évident que cette langue est nouvelle, que le regard est différent.
Je voudrais conclure en citant J.M.G Le Clézio, membre du jury qui a désigné Kossi Efoui comme lauréat du Prix des 5 Continents: "C'est surtout la langue de Kossi Efoui que je trouve magnifique, c'est une incantation qu'on a envie d'entendre. C'est un magnifique exemple de ce que l'on peut faire en mélangeant la puissance orale du théâtre et la force secrète et mystérieuse de la littérature écrite."
Kossi Efoui, né en 1962 au Togo, a étudié la philosophie à l'université de Lomé. Il prend part au mouvement de contestation contre le régime de son pays . Contraint à l'exil, il s'installe en France et se consacre en grande partie au théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes européennes et africaines. Il a écrit deux romans: La fabrique de cérémonies en 2001et La Polka en 1998 avant de publier Solo d'un revenant en 2008 au terme de sept années de travail d'écriture qui en ont fait un texte abouti.
Ce grand et pourtant court roman( 207pages) a été publié aux éditions du Seuil en août 2008. ISBN 978-2-02-097193-5